INTERVIEW : Clémence BOULOUQUE                         

Novembre 2007

C.Boulouque

Aller-retour. Hier, aujourd’hui. Berlin, la Champagne. Décors multiples pour Nuit ouverte, le troisième (excellent) roman de Clémence Boulouque, jeune auteure parisienne en course pour un prix littéraire de cet automne. En près de 260 pages, un texte serré, alerte, rythmé pour trois personnages : Regina Jonas, Elise Lermont, Esther Dandler. La première femme ordonnée rabbin en 1935 à Berlin, une comédienne, un écrivain… Avec une plume élégante, Clémence Boulouque conte l’épopée extra-ordinaire de Regina Jonas toute dévouée aux autres- une femme qui a toujours su être en sursis dans l’Allemagne des années 1930-40 et qui était habitée par le « souci des âmes ». Elle sera tuée à Auschwitz en 1944. Ce destin doit être porté à l’écran, c’est la comédienne Elise Lermont qui est approchée pour le rôle- elle découvre que, négociants en Champagne sous l’Occupation, ses grands-parents n’on pas dit non aux compromissions. Une question hante alors Elise : faut-il expier ou plutôt suivre ceux qui prônent le bien ?

Comment avez-vous retrouvé la trace de Regina Jonas ?
De la façon la plus simple. J’ai une passion : l’étude des religions. Et je m’intéresse tout spécialement à la place des femmes dans les religions. J’ai essayé de comprendre le phénomène du rejet de Regina Jonas. Quel est le destin de cette femme, la première ordonnée rabbin à Berlin en 1935 ? Quel est ce personnage qui a fait témoignage de foi et de dévouement ? La sainteté n’existe pas dans le judaïsme, mais n’importe quelle autre religion, Regina Jonas aurait été sanctifiée.

Dans Nuit ouverte, concernant Regina Jonas, certains vous ont reproché de ne pas avoir romancé sa vie…
Mais je ne voulais surtout pas romancer la vie de Regina Jonas. Si je l’avais fait, j’aurais eu l’impression d’être irrespectueuse de sa vie, de son destin. Toute proportion gardée, pour Nuit ouverte, je me sens assez proche de Patrick Modiano quand il a écrit Dora Bruder. Il a dit et répété qu’il avait écrit là une enquête…


Justement, comment avez-vous travaillé pour reconstituer la vie de Regina Jonas ?
Elle est évoquée dans un livre en allemand. Ça m’est servi de base. Puis je suis allée sur ses traces à Berlin. Il reste très peu de choses mais j’ai essayé de faire revivre son environnement. Regina Jonas a été ordonnée avec cette sorte d’obstination. Faire advenir son destin parce que son destin, c’était aider les autres… Oui, Regina Jonas était au monde pour être aux autres- c’est ça, l’essence de la religion. Et dans son histoire, ce qui m’a bouleversée, c’est sa solitude. Assumée à certains moments, rejetée par une partie de l’établissement orthodoxe.

La vie de Regina Jonas paraît toute entière placée sous le signe de l’abnégation…
L’abnégation pour cette conviction : les êtres méritent davantage que ce qu’on a à souffrir. Pour Regina Jonas, ignorer les blessures, c’est la justesse. La justice. Elle ne s’est incarnée dans rien, à part cette volonté d’être près des passants. Voilà pourquoi Regina Jonas n’est récupérable par personne, sauf ceux qui souffrent ! Ce qui m’interroge chez Regina Jonas, c’est la figure de la bonté. Comment la bonté peut-elle vous aider à dépasser le quotidien et éclairer les générations qui suivent… J’aime beaucoup une phrase d’André Schwartz-Bart : « On perçoit la lumière d’astres déjà morts ».   

 Avec Regina Jonas, donc, c’est le bien. A l’opposé, avec les grands-parents de la comédienne Elise Lermont, c’est le mal…
Je dirai plutôt que ce sont des sympathisants incapables de bonté. Des personnes qui, quelle que soit la situation, ne regardent qu’elles. Et quand on ne regarde que soi, c’est assez peu constructif pour le reste du monde tel qu’il va. Surtout quand ce monde défaille… A travers la famille d’Elise, je voulais une vitrine de la France- le champagne, le luxe. Je n’ai pas cherché à présenter un tableau à charges.

 L’an passé, il y avait Les Bienveillantes de Jonathan Littell. En cette rentrée, il y a Nuit ouverte et aussi Les Disparus de Daniel Mendelsohn. Le nazisme, les camps de concentration, c’est un thème à la mode ?
La concomitance de ces parutions tient du plus pur hasard. Evidemment, dans ce gouffre de l’âme qu’ont été le 3ème Reich et la Shoah, il y a une interrogation métaphysique… Alors, que fait-on ? On écrit comme Norman Mailer qui, dans Un château en forêt, on raconte l'enfance de Hitler à travers les yeux d'un SS ? Ou Frère Hitler avec Thomas Mann ? Le fait qu’on soit sommé de s’interroger normalement est une façon d’affronter le mal absolu. L’Histoire peut contextualiser, la littérature peut permettre un retour sur l’interrogation sur le Bien et le Mal.

 En fin de Nuit ouverte, intervient Esther, l’écrivain dont le texte sur Regina Jonas va servir de base pour l’adaptation ciné…
Elle s’interroge sur le fait d’écrire alors qu’il est trop tard. Et c’est peut-être le moteur de mon écriture, aussi… Qu’est-ce qu’on peut faire contre le Mal ? Comment peut-on réparer ce qui a été brisé ? Peut-être ne peut-on pas réparer mais il faut essayer. Il y a quelque chose d’infinitésimal dans cette tentative, dans cette urgence…

 Elise dit : « Se retourner sur un être juste fait de vous juste un être »…
… et elle poursuit : « Juste un être fragile, digne de tristesse, qui ne vaincra jamais sa peur du noir, qui s’écorche en aimant (…) qui est capable de faire du bien quand cela ne lui rapporte rien. La paume d’une main sur un front brûlant, voilà ce qu’offrent ces justes. Ils ne guérissent rien, mais soulagent du monde en braises ». C’est bien ce qui me tient debout. Parce qu’avant d’être un être juste, il faut être d’abord un être…

Vous dites justice, justesse, bien… Vous ne vous sentez-vous pas en décalage dans le monde contemporain matérialiste et individualiste ?
Je préfère être en décalage qu’à l’unisson d’un monde qui ne me rapporte pas grand-chose. Aujourd’hui, les gens savent globalement ce qui est répréhensible. Simplement, ils savent. Voilà ce qu’est le cynisme. Regarder le monde en face et ne rien faire…

Propos recueillis par ©Serge Bressan

>A lire : Nuit ouverte, de Clémence Boulouque. Flammarion, 258 pages, 18 €.

 

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